La liberté, le code du dialogue vrai

« Nous ne pouvons pas nous taire »

Mgr Luc RAVEL, Evêque aux Armées françaises
vendredi 11 janvier 2013.
 

Des familles, des jeunes, des religieux ar­pentent les rues pour dire le droit à la vie, à l’amour, à la paternité, à la maternité, à la famille, à la mort (La mort, pas la fin de vie : entre les deux, un abîme que connaissent tous les militaires). Aucun ne cherche à imposer au jeu régulier de la démocratie une loi de fer ve­nue « d’en-haut » pour régler la vie des hommes malgré eux. Dieu Lui-même a respecté la liberté des hommes et de peuples tout en leur donnant avec clarté Sa Loi. La Loi divine n’est rien d’autre que la corres­pondance intime de tout être, de toute fibre de l’être, à sa volonté d’amour créatrice. Ces mots et ces marches se veulent pa­cifiques et ouvertes au dialogue, au débat, à cette conversation pleinement humaine à laquelle nous invitait déjà Paul VI dans l’encyclique Ecclesiam Suam.

Que vaut-il mieux ? Vaincre l’adversaire sans dialogue ou accepter de faire un bout de chemin ensemble en s’enrichissant ? Les obsé­dés de la formule idéologique tremblent là où les amoureux de la vérité se réjouissent. Soyons de ces derniers. Si la Vérité nous tient dans ses mains et dans son cœur, pourquoi craindrions-nous d’entrer en dialogue ? Peut-être avons-nous peur d’être mouchés par une réplique percutante ? Mais alors, que faisons-nous de la parole du Christ à ses disciples qu’Il envoie pour la première fois : « Lorsqu’on vous livrera, ne cherchez pas avec inquiétude comment parler ou que dire : ce que vous aurez à dire vous sera donné sur le moment, car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit de votre Père qui parlera en vous » (Mt 10, 19-20).

Un appel pour l’Eglise catholique.

L’opposition qui se dresse devant nos paroles est aussi un défi pour l’Eglise. Les objections du monde, en effet, nous mettent en demeure de justifier notre intérêt pour lui. « De quoi je me mêle » signifie aussi « pourquoi vous préoccu­per de ce qui ne vous regarde pas, laissez-nous tranquille et on vous laissera en paix ». En résumé : « je n’ai pas besoin de vous ! ». Apparemment le change­ment du mariage civil et les questions d’adoption ne paraissent pas concer­ner l’Eglise qui reste libre de formuler les lois propres de son fonctionnement interne. La modification du mariage légal ne vise pas le mariage religieux. Et ce n’est pas l’inquiétude d’une dérive (ima­ginable) vers l’obligation de modifier nos règles qui nous presse de parler. Nous sommes poussés par notre vocation : l’Eglise n’existe pas pour elle-même.

S’il lui arrive de réclamer la justice pour les autres et aussi pour elle-même, car la justice forme un seul bloc, l’Eglise ne travaille pas pour elle-même et pour sa réussite. La négation de notre parole et les caricatures de nos vies nous remettent dans le droit fil de l’Evangile. L’Eglise tient au monde, elle partage sa condition, ses joies et ses tristesses, ses espoirs et ses déses­poirs. Elle ne peut jamais prendre des distances par rapport au destin du monde. S’il coule, elle tombe, s’il s’arrête, elle ralentit, s’il se couche, elle s’assied. S’il meurt, elle s’étouffe. Le voir courir tout droit vers sa propre dislocation n’en­chante pas l’Eglise. De la prospérité spirituelle du monde dépend la sienne. Sa source comme sa Tête sont divines. Pour autant (quel mystère !), elle est en dépendance constante du monde. Ce paradoxe de l’Eglise est révélé par notre actua­lité tendue. L’Eglise respire par l’Esprit-Saint qui est son Souffle divin mais elle aspire aussi toutes les pestilences du monde. Elle se nourrit de la Parole mais s’empoisonne avec les discours ava­riés des hommes. Elle vit de la Loi chrétienne mais les lois néfastes des hommes la rendent malade. Tant qu’on n’a pas compris cela, on fait du christianisme une secte de plus, un peu moins fortunée que les autres.

Certes, l’interpellation vigoureuse de ceux qui nous commandent le silence ne sent pas toujours le respect et l’admiration. On l’a com­pris depuis longtemps. Mais elle a ce mérite de nous pousser à prendre conscience de notre vo­cation. Baptisé pour les autres, dotés d’un pou­voir original transmis par le baptême, le chré­tien a les moyens gratuits et gracieux de sauver le monde par l’Esprit de l’unique Sauveur. Or sauver signifie apporter la lumière et la vie mais aussi désigner le chemin vers la mort et arrêter la glissade vers le bas. C’est faire du bien mais aussi empêcher le mal.

Nous sommes préoccupés par ces dérives sociétales parce qu’elles atteignent des hommes et des femmes pour qui nous existons, pour qui l’Eglise a été inventée par notre Seigneur Jésus. « L’idée de service a occupé une place centrale dans le Concile (...) L’Eglise s’est pour ainsi dire proclamée la servante de l’humanité (...) Toute sa richesse doctrinale ne vise qu’une chose : ser­vir l’homme. » Paul VI résume ainsi le concile Vatican II lors de son discours de clôture (7 dé­cembre 1965). L’Eglise toute entière et chaque chrétien en particulier portent la foi, l’espérance et l’amour afin de propager l’Amour infini au monde entier. Nous ne pouvons pas nous taire alors que l’on propose de décomposer sous nos yeux la société française, pas plus que nous ne pourrions assister à la noyade d’un frère sans rien faire. Et nous sommes doublement res­ponsables comme le pompier au bord de l’eau : d’abord parce que nous sommes des hommes solidaires des frères humains, et particulière­ment de la société où nous avons été disposés par Dieu ; ensuite, parce que nous avons les compétences et les moyens d’aller au secours de l’homme. Se taire reviendrait donc à non-assistance à personne en danger d’une part, et à non-conformité à notre vocation, d’autre part.

La tentation de l’indifférence.

Il y aurait une posture terrible à nous situer « au-dessus » de ces problèmes, à plonger dans les choses purement spirituelles, à se parer d’une sagesse intemporelle pour se retirer du dialogue. Il y au­rait une manière terrible de faire le muet, par dépit ou fausse sagesse, et de se consacrer à la seule tâche qui vaille vraiment, celle de la nou­velle évangélisation. S’il est vrai que les choses passent, que les lois changent, que les hommes meurent, que les civilisations disparaissent et que seul Dieu demeure, il n’est pas moins vrai qu’Il nous regarde passant sur la route et découvrant l’homme à moitié mort sur le bord du chemin. Allons-nous nous arrêter et faire le détour ? Reprenons l’exemple du Concile Vatican II. Malgré des tensions fortes et des soupçons à son égard, l’Eglise au concile a eu une attitude volontairement positive à l’égard du monde. Certains ont parlé de naïveté ou d’optimisme. Paul VI avait clairement rectifié ce jugement : sans naïveté aucune, le Concile avait adopté l’attitude du bon samaritain, de ce voyageur qui devient le prochain de l’homme blessé alors qu’il ne partage ni la même foi et ni la même origine sociale. Le bon samaritain ne commence pas par chercher les raisons qui ont conduit l’homme à s’aventurer, seul, sur cette route infestée de brigands ; il ne lui fait pas la leçon ; il lui offre une aide concrète jusqu’à la guérison complète, en le conduisant de la piste dangereuse jusqu’à l’hôtellerie confortable.

L’attitude du samaritain inspire notre action et nous tient éloignés d’une attitude cynique. Quelle serait cette attitude ? Accepter que le monde, en devenant de plus en plus dur, ouvre de nouveaux sentiers pour l’annonce de la Parole. Le principe qui la guiderait serait le sui­vant : plus le monde s’éloignera de l’Evangile et du Créateur, plus les hommes s’y sentiront mal à l’aise et, dans leur souffrance, ils se tourneront vers l’Eglise pour les valeurs et pour la Vérité qui y demeurent. Plus l’homme se sentira agressé dans la réussite de sa vie, plus il verra dans l’Eglise le refuge de l’homme. Par contraste, en opposition aux ténèbres de ce monde, la Lumière emplissant l’Eglise, le Christ, lumière des peuples, lui sautera aux yeux. Les confusions entretenues entre les valeurs simplement huma­nistes et les richesses de la foi se dissiperont au profit de l’existence chrétienne reconnue et sui­vie. L’évangélisation y gagnerait selon la loi uni­verselle que les hommes aiment à se retourner vers Dieu quand tout va mal.

Mais en agissant ainsi, tels les chiens muets ou l’arbitre au-dessus de la mêlée, nous pense­rions servir Dieu, alors que nous ne servirions qu’une Eglise préoccupée de sa propre réussite, tournée non plus vers son Seigneur et Maître (qui prend le visage du pauvre) mais vers son nombril et ses « petites affaires » , bien compli­quées aujourd’hui par une laïcité embarrassée. Nous n’avons pas le droit de profiter d’une fai­blesse et d’une blessure. Le Christ seul a le droit de s’infiltrer par elles avec une douceur inimagi­nable pour l’homme incroyant.

La tâche de l’Eglise consiste à ouvrir, entre­tenir et élargir le débat pour que la force de la vérité pénètre les consciences. Elle ne peut le faire qu’avec une profonde humilité.

Une loi de liberté.

Dans sa lettre, saint Jacques écrit aux chrétiens pour les mettre en garde contre une attitude de « supériorité » qui serait le fruit injustifié de leur connaissance : « parlez et agissez comme des gens qui vont être jugés par une loi de liberté. Car le jugement est sans miséricorde pour celui qui n’a pas fait mi­séricorde mais la miséricorde se moque du ju­gement » (Jc 2, 12-13). Un dialogue de sourds élimine toute liberté. Si chacun est emprisonné dans ses convictions ou ses arguments, personne ne sortira grandi du débat. L’Eglise se présente autour de la table avec l’intime conviction qu’elle sera elle-même jugée. Ni la peur des mé­dias ni la crainte des politiques ne l’habitent et ne lui imposent douceur et patience. Sa manière de faire lui est dictée par la « Loi de liberté » . Si elle manque à cette loi de liberté, elle se déjuge elle-même. Pour le dire autrement, si elle ne res­pecte pas, la première, la liberté du dialogue et la liberté de ses interlocuteurs, elle manque à sa mission et rompt le charme de sa prophétie.

Le dialogue fonde le débat.

Il implique de découvrir et de vivre un style particulier, celui-là même que souligne saint Pierre : « soyez toujours prêts à rendre raison de l’espérance qui est en vous, mais que ce soit avec douceur et respect. » (1 P 3, 15-16). Cette loi de liberté force au respect de tous : « respect de la situation religieuse et spi­rituelle des personnes qu’on évangélise. Respect de leur rythme qu’on n’a pas le droit de forcer outre mesure. Respect de leur conscience et de leurs convictions, à ne pas brusquer. », explique Paul VI (Evangelii nuntiandi § 79). L’intention de l’Eglise n’est pas d’abdiquer de sa royauté prophétique mais de se maintenir au niveau qui est le sien. Certains penseront que l’Eglise est faible. Ils imaginent des ordres chevaleresques et des bataillons armés par les anges. La vraie force n’est-elle pas au contraire dans le maintien de l’affection et de la douceur tandis qu’on nous rabroue et qu’on nous moleste ?

+ Luc Ravel